Sécurité sociale : une grande dame était née
Un vieille dame, encore fort vigoureuse, est menacée de mort. Accusée
tour à tour d’être fort dépensière, impécunieuse, de n’être pas assez
moderne, elle est jugée digne de passer de vie à trépas.
On lui reproche sans aménité d’avoir un trou. Obscène ?
Oui, l’invention de ce trésor sémantique promu par le syndicat du
patronat français est une insulte à l’intelligence d’un enfant en école
primaire.
Un trou dans l’imaginaire commun est un orifice dangereux, un accroc
dans un tissu, une béance sans cause dans un continuum matériel. Une
anomalie spatiale dans laquelle on peut choir, disparaître, se faire
engloutir. Un hiatus sans cause irréparable. Un vide, une fosse, un
puits sans fond. Une absence, un endroit perdu et même une prison.
Pourtant cette dame d’une grande dignité est des plus respectables.
Elle nous offre des soins, nous rémunère quand nous élevons un enfant et
veille à nous assurer de quoi vivre quand on ne peut pas travailler ou
que nous devenons trop vieux pour le faire.
Elle est très riche aussi. Son budget est de loin supérieur à celui de l’Etat.
Elle présente un déficit, c’est-à -dire qu’il existe un déséquilibre
entre ses recettes et ses dépenses. Mais l’image d’une lacune statique
inexplicable inquiète et se substitue à la notion dynamique de flux.
La Sécurité Sociale française instituée par décret en octobre 1945
par les communistes et les gaullistes de la Résistance a été dotée du
tiers de la richesse produite par le travail. Son budget a d’abord été
géré par les travailleurs eux-mêmes. Cette démocratie fondamentale, la
gestion des contributions des travailleurs par les intéressés,
intolérable pour le patronat, a été rognée progressivement. L’ordonnance
de Juppé de juin 1996 y a mis fin, elle a introduit une parité entre
représentants des assurés sociaux, des employeurs et des représentants
des salariés désignés (et non plus élus) par les organisations
syndicales.
Involution sous la contrainte.
Toujours en 1996, moment aigu de l’offensive libérale, avec le
triomphe de l’OMC, l’effondrement du bloc soviétique et l’initiation des
guerres sans fin des Usa et de l’OTAN, l’Etat acquiert un rôle de
tutelle de la Sécurité Sociale dont le budget prévisionnel est voté au
Parlement tout en ayant la maîtrise exclusive du prix des médicaments.
Prenant prétexte de favoriser l’emploi dans un contexte de chômage
structurel consolidé depuis des décennies, l’Etat est intervenu pour
exonérer les employeurs des cotisations sociales, en particulier sur les
bas salaires, devenues charges dans le vocabulaire des médiocrates. Le
Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements
(COSAPE) dans son rapport de 2017 estime à près de vingt cinq milliards
d’euros le montant de ces exonérations. Cette politique mise en place
depuis 1993 s’est enrichie de nouveaux dispositifs au point que les
cotisations patronales pour les salaires du niveau du SMIC sont
désormais nulles sans réel effet sur la baisse du chômage.
En mettant en regard la courbe du déficit au cours des dix dernières
années, le pic le plus important de 23,3 € milliards en 2010, dans le
sillage de la crise financière étasunienne disséminée sur toute la
planète, reste bien en deçà des 25 milliards dus et exonérés.
La Sécu parvient à traquer de mieux en mieux les fraudes sociales
grâce à un ciblage pertinent et à réaliser des redressements pour un
montant de plus d’un milliard par an. Cependant, l’ACOSS, sa banque,
estime entre 6 et 7 milliards le manque à gagner dû à la fraude dans le
secteur privé. La Cour des Comptes l’évalue selon d’autres principes de
calcul et aboutit au chiffre de 22 € milliards par an.
Reprenons, le déficit de la Sécu a connu son maximum en 2010, 23,3 €
milliards versus 20 € milliards d’exonérations et au moins 6 de fraudes.
La Sécu n’a de plus aucun moyen de décider du prix des médicaments, des
dispositifs médicaux ni des actes de biologie médicale.
Lorsque l’on apprécie le déficit selon un rapport sur les recettes
(488 € milliards) ou les dépenses, les comptes pour l’année 2017
montrent qu’il est inférieur à 1%. En comparaison, le déficit de l’Etat
sera de 81 € milliards en 2019 sur un chiffre de recettes à 291 €
milliards soit un rapport de 27% ! Pour autant, les médiocrates ne
préconisent pas (pas encore ouvertement du moins) de donner la gestion
du budget de l’Etat à des firmes privées.
Offensive délibérée du libéralisme.
Un discours prétendument expert présente depuis au moins les années
1990 la Sécurité Sociale, l’acquis le plus important des luttes sociales
qui a abouti en matière de soins médicaux à l’application de la règle
de mutualisation des risques de santé ‘ A chacun selon ses besoins et de
chacun selon ses moyens’ comme « Le Machin » vieillot a détruire
absolument. Le salaire social, c’est à dire les contributions
salariales et patronales qui constituaient l’essentiel de ses recettes
avant d’en représenter les deux tiers en raison de l’introduction de la
CGS et de la CDRES, est sans cesse évoqué comme une charge d’un coût
exorbitant alors qu’il est une épargne. Ce discours ‘économique’
idéologisé est passé largement comme une évidence pour une large part de
l’opinion publique. Cette mutation résulte du travail frénétique de
think tanks qui inondent de leurs élucubrations tournées vers le seul
profit du capital les medias, la littérature scientifique ou non et
l’université. Il a fallu que du temps soit passé et que l’on aide ce
peuple rétif à oublier pour que l’on tente aujourd’hui de réhabiliter
Renault qui avait travaillé avec zèle pour l’occupant.
Il est vrai que près de 500 milliards qui échappent à l’appétit des
banques et des mutuelles privées ne peuvent que générer une frustration Ã
hauteur des profits potentiels perdus. La déclaration Denis Kessler,
ancien patron du Medef faite à la revue Challenge en 2007 est tout Ã
fait explicite. Il faut détruire le programme social issu de 1945,
lequel n’a pu être imposé qu’en raison de la collaboration patente de la
haute banque française et des maîtres de la sidérurgie et de la chimie
française avec l’Allemagne nazie. L’étude des archives des années
précédant la seconde guerre mondiale montre sans ambiguïté aucune la
choix de la défaite des élites françaises.
Cette mise en majuscule d’une dette sociale intenable a permis de
glisser l’autre message majeur qui doit justifier la dépossession des
travailleurs de leur épargne collective. Sa gestion est obligatoirement
désastreuse et onéreuse puisqu’elle n’est pas confiée au secteur privé
défini selon l’axiomatique libérale comme plus performant. La
comparaison avec les système suisse et américain caractérisés par
l’absence de monopole public indique le contraire. Les frais de gestion
en France de cette collecte et sa redistribution restent inférieurs à 4%
du budget quand ils sont de l’ordre de 20% pour les complémentaires
santé.
Une vigueur jamais démentie.
Malgré toutes les entailles faites à ses ressources toujours amputées
des exonérations, des fraudes non contrôlées et des taxes perçues par
l’Etat et non reversées, s’opère le retour progressif à l’équilibre des
comptes de la Sécurité Sociale en 2019-2020. Il permet un désendettement
qui situera la dette en dessous de 35 € milliards en 2024 versus les
162 € milliards de 2015. Cette dette placée sur les marchés financiers
est détenue à 95% par des étrangers qui en sont très friands. Les
travailleurs français leur ont versé des dizaines de € milliards
d’intérêts.
Alors pourquoi vouloir continuer à fermer des lits d’hospitalisation et fermer des hôpitaux généraux et de proximité ?
Le processus d’appauvrissement du pays en structures hospitalières a
été initié depuis longtemps. La suppression des Conseils
d’administration où siégeaient élus, représentants du personnel et des
médecins en 2010 pour ne laisser place qu’à la direction nommée par les
directeurs d’Agence régionale de santé, eux-mêmes placés sous les ordres
directs du ministère a affirmé le principe de leur contrôle vertical et
centralisé. Ainsi a été dégagé ce qui pouvait faire obstacle aux
décisions de licenciements et de fermetures.
Rationalité et rationnement .
Les différents politiques affectés à cette tâche, des femmes le plus
souvent ont été les ministres de la Santé, Bachelot, Touraine et
maintenant Buzyn, recourent à l’argument de rationalisation des
ressources quand les usagers perçoivent un recul des services publics de
proximité. Leur ‘communication’ s’articule autour de deux principes au
substrat contradictoire. Les petits hôpitaux périphériques sont Ã
proscrire car sans ressources ni pratiques suffisantes pour assurer des
soins de qualité dans des conditions de sécurité. Les hôpitaux de plus
grande envergure, de haute compétence technique, sont trop nombreux et
se font concurrence, il faut en réduire le nombre. Une logique qui ne
serait pas celle purement comptable à court terme envisagerait une
redistribution des moyens vers les zones déshéritées. Elle renforcerait
le maillage et dynamiserait la fonction de santé publique vers un pôle
de soin mais aussi de prévention, meilleur moyen de réduire les
prévalences des maladies chroniques cardiovasculaires et respiratoires,
60% des coûts actuels de la branche maladie de la SS.
La Direction des statistiques du ministère de la Santé constate une
fermeture d’entités géographiques. Le nombre d’hôpitaux publics est
passé de 1458 sites en 2013 à 1363 en 2017, soit -7%. Les établissements
privés à but non lucratifs ont connu une baisse de 4% et les sites Ã
but lucratif une réduction modeste de 2%.
La refonte de la carte sanitaire (encore une) prévue par le gouvernement
Macron, c’est la réduction de la masse salariale d’1,2 milliards par le
biais de fermetures, redéploiements et ‘restructuration’ pour la
période 2018-2022. Soit une ou un infirmier de moins pour chaque commune
de France. La prise en compte de motifs uniquement comptables dans ce
plan santé dévoilé par la Section 44 de Force Ouvrière va réduire
l’offre de soins et aura pour conséquence la mobilité forcée du
personnel. La masse salariale des hôpitaux représente 70% des dépenses
de fonctionnement des hôpitaux.
La désertification médicale ne fera que s’aggraver dans les zones peu
peuplées avec la transformation des hôpitaux de proximité en
dispensaires sans chirurgie ni maternité ni services d’urgence. Ainsi
s’inquiètent à juste titre les maires des petites villes des effets de
la loi santé 2022. La loi de la concentration a été choisie pour
déstructurer ce que le pays a conçu et construit depuis des décennies.
Les sites hospitaliers régionaux amputés de leurs services les plus
importants seront dans un premier temps consacrés à de la gériatrie avec
un petit plateau de radiologie conventionnelle avant d’être transformés
en longs séjours pour personnes dépendantes ou EHPAD, en fait des
mouroirs avec un vernis médicalisé comme il en existe déjà , voire de
disparaître.
Moins de médecins, moins de soins .
La raréfaction de l’offre de soins aboutira nécessairement à une moindre consommation.
L’indisponibilité des services comme la chirurgie réduira fatalement
les actes les plus coûteux. Un autre volet de la diminution de l’offre a
été l’instauration d’un numérus clausus avec contingentement des places
dans les études médicales dès 1971. A l’époque l’inflation des
étudiants en médecine devait être jugulée par un concours d’entrée qui
validait les postulants sur leurs compétences scientifiques. Cette
mesure semblait justifiée par la généralisation de l’enseignement
secondaire qui avait charrié des centaines de milliers de bacheliers Ã
l’université. Quelques décennies plus tard, le maintien de ce numerus
clausus relevait davantage d’un réflexe corporatiste (fermer la porte Ã
de nouveaux arrivants) sans répondre à la réalité de la démographie
médicale. L’intégration de médecins à diplôme étranger a permis de
régler à moindre coût une certaine pénurie, tout en privant bien sûr par
ailleurs les pays d’origine de cadres chèrement formés.
Richesse et accès aux soins inégal .
Dans les pays de l’OCDE les soins de santé sont en accroissement
constant. Ils dépassent dans leur progression quelquefois celui du PIB,
comme c’est le cas pour la France qui leur consacre environ 12% du PIB.
Les causes de cette augmentation sont multifactorielles et un nombre
très important d’études lui a été consacré. Espérance de vie plus élevée
avec depuis quelques années réduction de l’espérance en bon état de
santé, innovations thérapeutiques et diagnostiques onéreuses et dont la
tarification n’est pas maîtrisée par l’instance politique.
Indéniablement, la courbe de régression montre une corrélation étroite
positive entre PIB par habitant et dépenses consacrées aux soins de
santé. En revanche, il n’existe pas d’indicateur sur la corrélation
entre bonne santé et dépenses de soins de santé, même si intuitivement,
elle semble être négative. Cette courbe ne rend pas compte d’une
allocation très hétérogène des soins. Les inégalités sociales de santé
sont bien identifiées en France. Plus on est travailleur manuel, plus on
vit en périphérie des grandes villes, moins on vit longtemps, plus on
est en mauvaise santé et moins on a accès à des soins de qualité.
La création des Agences régionales pour la santé n’a en rien fait
avancer le chantier urgent de la prévention. Rappelons que les maladies
chroniques, particulièrement les métaboliques et les cardio-vasculaires,
sont celles qui grèvent le plus les ressources de la Sécurité sociale.
Elles sont évitables car ce sont des maladies liées au mode de vie
affectant la population sédentaire et exposée à une alimentation
industrielle diabétogène et hyper-cholestérolémiante. Les habitudes
alcoolo-tabagiques devraient également être combattues si l’on voulait
abaisser les affections de longue durée et les morts prématurées. Les
efforts ne sont pas portés là où il le faudrait, l’objectif n’étant pas
de développer les conditions d’une bonne santé de la population en
général mais de complaire à des fabricants de médicaments tout en
réduisant la possibilité d’accèsà des soins de qualité et de proximité
pour la la majorité la plus démunie.
Soigner moins et appauvrir .
La gestion d’une politique de santé invariable depuis deux décennies
au moins est conditionnée par sa fascination pour la seule variable
manipulable aisément, la dépense, particulièrement celle affectée aux
salaires. Elle reste piégée dans une comptabilité d’épicier des siècles
derniers, dépenser moins, au détriment de la recette et du bénéfice
social global qui améliore la qualité de vie d’une population et la
prospérité en retour du pays où elle vit.
Elle induit de plus un autre (faux) paradoxe. Baisser les engagements
financiers consacrés aux soins de santé va affecter directement et
indirectement le niveau et la croissance du PIB, l’outil de mesure
fétiche des économies développées.
A terme, se profile un futur où l’intérêt économique sera resserré
autour de grandes villes avec peu d’unités hospitalières performantes,
réservées à quelques catégories sociales privilégiées. Le reste du
territoire sera parsemé de centres gériatriques et de dispensaires. La
sécurité sociale sera progressivement financée par l’impôt et non plus
par des cotisations liées au travail. Elle fera la part belle aux
compagnies d’assurance privée auxquelles il est devenu obligatoire de
s’affilier depuis le premier janvier 2016. Au fur et à mesure que les
déremboursements pèseront sur le système privé, la Dame née en octobre
1945, en état d’asphyxie et d’anémie entretenu, finira d’agoniser et
rendra l’âme.
Badia Benjelloun – 23 avril 2019 (lien vers article original )